Par Richard Audet, conseiller en communication
Pierre Sylvestre est un véritable pionnier du mouvement coopératif en habitation. Avocat pendant plus de 50 ans, il a œuvré tant à la promotion du modèle dans les premières phases de développement qu’à la défense des coopératives d’habitation et à l’évolution de la jurisprudence en matière de logement.
Engagé dans la lutte pour la création de la première coopérative d’habitation à Montréal, il a aussi participé à la rédaction du Manifeste des coopératives, un document fondateur du mouvement adopté en 1977.
C’est également un des architectes du modèle québécois du développement du logement social, communautaire et coopératif qui met à contribution le milieu via notamment les groupes de ressources techniques.
Le CITÉCOOP vous propose un retour sur l’histoire du mouvement à travers le regard de cet homme engagé. De sa retraite, il suit de près l’évolution de l’habitation coopérative et continue de croire aux vertus de la coopération en habitation et à son grand potentiel de développement.
En vidéo : L'entrevue avec Pierre Sylvestre
Quand le jeune avocat formé à McGill termine sa formation, il fait d’abord des stages dans des bureaux d’affaires du centre-ville. Il se retrouve rapidement dans un autre monde, à la Clinique juridique de Pointe-Saint-Charles, là où naitra officiellement la Fédération, dans l’immeuble aujourd’hui occupé par la coopérative d’habitation Skanagowa.
«La Clinique était naissante. C'est avant l'Aide juridique, dans les années 70 et 71. J'y suis resté dix ans, alors que le quartier était en effervescence. Dans Pointe-Saint-Charles, on se rendait compte que les gens étaient locataires et qu’ils n'avaient pas de protection. Les huissiers mettaient les meubles sur le trottoir, les loyers n’étaient pas vraiment contrôlés», raconte Pierre Sylvestre dans l’entrevue qu’il nous a accordée.
«À l’époque, plusieurs propriétés du quartier sont délabrées, et les taudis ne manquent pas. De là est venue l'idée d'utiliser la formule coop pour que les citoyens puissent contrôler leur habitation au lieu de demeurer locataires. L'idée, c'était de faire de plus petites coopératives qui puissent fonctionner comme une communauté.»
Le jeune avocat a pris le bâton du pèlerin pour aller vendre la formule. «Je me souviens d'être allé cogner dans des immeubles pas mal délabrés, puis essayer de parler aux gens pour les convaincre. Il y a plusieurs coopératives qui sont nées comme ça, beaucoup d’OSBL aussi.»
Une lutte mémorable
Au cours de sa carrière, Pierre Sylvestre est intervenu dans des dossiers pour des centaines de coopératives dans toutes sortes d’affaires, tant en matière de construction, de conflits entre locataires et de litiges au conseil d'administration. Il a notamment piloté l’action collective qui, dans les années 1980, a permis de récupérer la propriété d’immeubles de plus de 800 logements au bénéfice de la coop Village Cloverdale.
La lutte citoyenne qui allait mener à la création de la première coopérative d’habitation à Montréal, Village Côte-des-Neiges, est une des plus mémorables (« Un héritage à préserver », CITÉCOOP, volume 6, numéro 12 - Automne 2019).
«Il fallait contester la position d'un promoteur qui voulait tout mettre à terre, aller chercher le financement, se battre pour les gens qui étaient là depuis des années. Et finalement, on a gagné à la dernière minute. C'était stressant, c’était une lutte assez dure, mais on l'a gagnée, parce que les gens se sont mobilisés et parce qu'on est allés devant les tribunaux en invoquant des arguments qui n'avaient jamais été mis de l’avant.»
Avant d’avoir pu crier victoire avec le projet de la coopérative, Pierre et sa jeune famille emménagent dans un des immeubles ciblés par le projet. Ils y vivront une dizaine d’années et demeurent toujours liés à plusieurs membres de la coop.
Le Manifeste des coopératives
Avec deux autres coopérateurs, Jean-Bernard Gagné de Sherbrooke, et Hubert Fortin de Québec, il rédige le Manifeste des coopératives qui sera adopté à Sherbrooke en 1977.
«On est allés plusieurs fois à Québec et Sherbrooke voir des coopératives qui étaient naissantes. Puis là est arrivé un plan qui venait de la Société d'habitation de l'époque pour créer des coopératives où les membres auraient le droit de vendre leurs parts au prix du marché. Pour les promoteurs, il était impossible de penser que les gens ne veuillent pas accéder à la propriété.» C’est ce projet qui fait réagir le trio.
Le Manifeste a été adopté tel quel et il a servi. On l’a vu dans plusieurs coopératives qui le mettaient en tête de leur règlement, des fédérations aussi. Il y a eu beaucoup de références qui ont été faites à ce Manifeste-là.»
Quarante-cinq ans après son adoption, le Manifeste demeure-t-il pertinent ? « Oui, mais son interprétation à travers le temps a été par certains beaucoup trop rigide. C’est ce qui a amené l'échec de plusieurs projets qui auraient peut-être modifié certaines façons de faire actuelles.
Tout de suite, on a sauté sur la non-capitalisation. C'était une espèce de tabou. Beaucoup de ces projets-là qui avaient été mis sur pied puis avancés n’ont jamais abouti, parce qu’il y a eu des questions idéologiques et le fait qu’ils étaient pris dans des programmes gouvernementaux qu'on appliquait de façon peu souple.»
Entre le modèle des coopératives locatives à possession continue tel qu’on le connait et les nouvelles coopératives de propriétaires qui se développent, d’autres voies étaient et sont toujours possibles, selon Pierre Sylvestre, et ce, dans le respect des principes du Manifeste.
«L’accessibilité, le contrôle par les membres et la constitution d'un capital collectif de façon permanente sont trois incontournables pour une coopérative d’habitation. Pour le reste, comme dans tout autre type de coopérative, les gens qui mettent de l’argent devraient disposer du droit de le retirer», soutient-il.
L’accessibilité, le contrôle par les membres et la constitution d'un capital collectif de façon permanente sont trois incontournables pour une coopérative d’habitation. Pour le reste, comme dans tout autre type de coopérative, les gens qui mettent de l’argent devraient disposer du droit de le retirer.
Pierre Sylvestre pense notamment à des formules qui auraient permis aux membres de se loger tout en épargnant. « On ne parlait pas du tout de toucher au capital de la coopérative, on voulait permettre aux gens d'en mettre un petit peu de côté. Ça aurait été sur une base volontaire, mais ça aurait pu être géré par les fédérations, qu'on demande aux gens de donner 10 $ ou 20 $ par mois.
Une telle approche aurait pu contribuer à éviter les défis que rencontrent plusieurs coopératives ayant une forte proportion d’ainé.e.s. Prenons l’exemple d’une dame qui quitte la coopérative à 75 ans. Malgré sa contribution qui a pu s’échelonner sur des décennies, elle quitte sans rien pour se loger ailleurs alors que le logement qu’elle laisse ne coûtera presque rien à ses successeurs qui profiteront des capitaux qu’elle a permis à la coop d’accumuler.»
Le modèle québécois de développement
L’avocat a aussi participé à la création du modèle de développement québécois mis en place par le premier gouvernement du PQ. Il y défend alors l’idée que les coopératives doivent se développer à partir du milieu.
«On s'est rendu compte que, pour mettre sur pied une coop, amener les gens à adhérer à la formule, il fallait quand même qu’ils rencontrent des travailleurs communautaires, des avocats, des architectes, des urbanistes et des gens qui connaissaient la construction. Et on a dit : ça prend une équipe qui peut accompagner les coopératives pour les mettre sur pied. D'où l'idée des groupes de ressources techniques.
On était trois ou quatre. On a rédigé un projet de fondation, puis on est allés à Québec voir le ministre [Guy] Tardif qui était nouvellement élu dans le premier gouvernement de René Lévesque, qui a tout de suite adhéré à cette idée-là.»
Les coopératives et les programmes gouvernementaux
L’aide gouvernementale qui a permis aux coopératives de se développer et de soutenir des locataires à faible revenu n’a pas eu que des effets bénéfiques, en matière d’autonomie des coopératives, croit Pierre Sylvestre pour qui les programmes très normés ont pu faire vaciller la fibre coopérative des membres.
«On est rentré trop vite dans ce que les programmes voulaient que ce soit sans avoir exigé des programmes plus près des besoins des coopératives et du respect de ce que sont des coopératives. Ça n’aurait peut-être pas coûté plus cher au gouvernement d'adapter ces programmes-là de façon plus souple. Il y aurait une bataille à faire à l'avenir pour des programmes qui respectent davantage le caractère des coopératives.»
On est rentré trop vite dans ce que les programmes voulaient que ce soit sans avoir exigé des programmes plus près des besoins des coopératives et du respect de ce que sont des coopératives.
Un plaidoyer pour le développement
Pour Pierre Sylvestre, le mouvement peut se féliciter …«d'avoir étendu la formule, de l'avoir maintenue, d'être capable de considérer que des coopératives qui vivent depuis 20, 30, 40 ou même 50 ans vont bien et donnent une chance à beaucoup de monde et intègrent beaucoup de monde aussi.»
Ces réussites militent en faveur de la poursuite du développement, selon lui. «C'est important qu'on développe davantage encore la formule coopérative. Elle est très adaptée au contexte actuel et à l'ensemble du mouvement coopératif, non seulement au Canada, mais à travers le monde. Elle a fait ses preuves, elle est stable, plus égalitaire et elle permet de constituer des capitaux collectivement.
Je sais qu’aux yeux des pouvoirs publics, les GRT sont perçus comme de très bons développeurs immobiliers. Il faut miser sur leur crédibilité. Il y a des efforts à faire auprès des GRT pour qu'on n'hésite pas à créer des coopératives, même si ça demande un peu plus d'énergie que des OSBL. Il faut revenir à cette idée et se battre davantage auprès des instances gouvernementales pour qu'on développe des programmes qui soient mieux adaptés.
Il faut travailler, non pas en disant : faites-nous ça! Trop souvent, on a tendance à s’en remettre aux fonctionnaires. On revendique, on revendique, mais sur 50 ans de batailles sociales et communautaires, là où on a le mieux réussi, c'est quand on est allé chercher quelque chose qu'on avait nous-mêmes présentée.»
Il faut travailler, non pas en disant : faites-nous ça! Trop souvent, on a tendance à s’en remettre aux fonctionnaires. On revendique, on revendique, mais sur 50 ans de batailles sociales et communautaires, là où on a le mieux réussi, c'est quand on est allé chercher quelque chose qu'on avait nous-mêmes présentée.
Pour des états généraux
Quarante-cinq ans après la signature du Manifeste des coopératives, Pierre Sylvestre et les deux autres auteurs du document estiment que le mouvement est mûr pour des états généraux comme il y en avait eu en 1977, indépendamment des querelles qui ont pu avoir lieu.
«Où est-ce qu'on va? Qu'est-ce qu'on peut avoir comme projet concret pour développer davantage la formule coopérative? Qu'est-ce qu'on demande au gouvernement?» Autant de questions qui pourraient faire l’objet d’échanges au sein du mouvement pour se présenter devant le gouvernement avec un projet concret pour développer davantage la formule coopérative. L’idée est lancée.