Par Pierrette Trudel
Vendredi dernier, à la petite chapelle du cimetière Côte-des-Neiges, nous avons rendu hommage à une pionnière qui a joué un rôle important dans la naissance de notre coopérative qui fut la première à voir le jour sur l’île de Montréal. Nous ne pûmes que sourire lorsqu’Huguette nous rappela que Madame Rhéaume, lors des grandes rénovations, n’hésitait pas à se rendre à la Maisonnée, située de biais avec la coopérative, pour ramener les travailleurs sur le chantier lorsqu’ils s’attardaient un peu trop longtemps à la brasserie à l’heure du lunch. Dans la petite salle du café dans laquelle les vieux de l’époque se sont rassemblés après la cérémonie, l’histoire de la naissance de notre coopérative refit surface.
Notre coopérative, Village Côte-des-Neiges est située sur l’avenue Lacombe, entre les rues Decelles et Gatineau, au cœur du vieux quartier Côte-des-Neiges où quelques deux cents logements furent démolis en 1966. Madame Rhéaume aimait nous rappeler qu’un des immeubles de la coop avait servi pour les tournages extérieurs de la série télévisé « La famille Plouffe ».
Son histoire débute en mars 1975, lorsque la succession Côme Martel vend les quatre immeubles (22 logements) qu’elle possède, rue Lacombe, à Raoul Blouin déjà propriétaire d’immeubles sur Forest Hill, Chemin de la Côte Sainte-Catherine et Édouard-Montpetit. L’entrepreneur projette de remplacer ces 22 logements par une vaste construction qui abriterait 63 conciergeries (11/2 et 21/2) de luxe. L’offre d’achat est donc conditionnelle à l’obtention par la succession d’un permis de démolition de l’ensemble des propriétés.
C’est une véritable onde de choc qui se produit lorsque les locataires qui habitent leur logement depuis fort longtemps cueillent dans leur boîte aux lettres l’avis d’éviction qui les somme de quitter les lieux avant le 30 juin de la même année. C’est une tragédie car leurs logements, qui sont en bon état et qui se louent à prix très raisonnable, sont parmi les très rares logements familiaux encore existants dans le Village Côte-des-Neiges.
D’une corde à linge à l’autre, à l’épicerie ou sur les trottoirs, c’est le seul sujet de conversation. La grogne est palpable. Madame Rhéaume décide alors « que ça ne se passera pas comme ça ». Déterminée à mener bataille, elle frappe à la porte de son conseiller municipal, Monsieur Yves Normandin (Rassemblement des citoyens de Montréal - RCM). Très rapidement, ce dernier contacte Maître Pierre Sylvestre de la clinique juridique de Pointe-Saint-Charles et Monsieur Serge Carreau, architecte ainsi que l’équipe de la Clinique d’aménagement de l’Université de Montréal. Les rencontres ont lieu dans un premier temps dans la cuisine de Madame Rhéaume pour se poursuivre par la suite dans la cuisine de Monsieur Normandin. L’abbé Marcel Lefebvre, curé de la paroisse Notre-Dame-des-Neiges, se joindra à eux. Lors de la première grande rencontre, après une présentation de l’ensemble de la situation par Monsieur Normandin, Monsieur Sylvestre décrit la stratégie de contestation à la Régie du logement. Une solution alternative qui consiste à mettre sur pied une coopérative d’habitation locative est présentée aux locataires, cette solution les mettrait pour toujours à l’abri des promoteurs. Suite à cette rencontre, les locataires demandent une prolongation de leur bail et contestent la démolition de leurs logements devant la Régie. Une demande de personnes-ressources et de prêt est aussi acheminée à la SCHL (Société canadienne d’hypothèques et de logement).
Le 16 avril, la cause est entendue à la Régie. Dans son excellente plaidoirie, Maître Sylvestre invite la Régie à tenir compte des conséquences sociales considérables qu’entrainerait la démolition de ces logements dans un contexte de pénurie de bons logements abordables à Côte-des-Neiges. À cela s’ajoute la fermeture anticipée de l’école Notre-Dame-des-Neiges (seule école publique de langue française déjà fragilisée dans le quartier) si la nombreuse marmaille des familles concernées quittait le quartier. De plus, Maître Sylvestre évoque que les locataires sont prêts à former une coopérative d’habitation, ce qui leur permettrait d’acheter les immeubles. Malgré cette plaidoirie, Monsieur Pierre Lalande, représentant de la Régie se dit incapable d’accepter des raisons d’ordre social pour nuancer le droit absolu du propriétaire d’utiliser ses biens dans les limites de la loi et accorde au propriétaire le permis de démolition. Il affirme qu’il appartient au législateur de faire les lois nécessaires pour protéger de la démolition des logements familiaux à prix abordable.
« Est-il normal que la Régie se dissimule derrière une loi qui se contente d’exiger que le propriétaire construise après avoir démoli sans se demander pour qui ce propriétaire va construire ? » questionna l’abbé Lefebvre qui présidait la rencontre qui eut lieu le soir même. À cette rencontre, plusieurs actions furent organisées dont : une tentative de médiation auprès de Monsieur Blouin, l’appel de la décision de la Régie, une lettre au ministre de la justice Maître Jérôme Choquette de qui dépend la Régie du logement (ce dernier ne daignera pas leur répondre), une pétition, une manifestation et une conférence de presse.
Les locataires, grâce à l’aide financière promise de la SCHL, du service du ministère des Finances du gouvernent du Québec et du Service d’habitation de la ville de Montréal offrent à la succession le prix de l’offre qui les lie au constructeur Raoul Blouin et de dédommager ce dernier pour les frais encourus. Monsieur Blouin ne se laissera pas fléchir, la médiation échouera. Malgré cette autre grande déception, la lutte se poursuit. Sous la supervision de Monsieur Carreau, une équipe d’étudiants en architecture procèdent gratuitement à l’établissement des relevés des bâtiments, des plans et devis préliminaires et évaluent les coûts de restauration. Cette même équipe établira aussi (et cela toujours gratuitement) les plans définitifs que signera Monsieur Carreau. Le 1e mai les locataires signent leur demande de charte et le 9 mai, suite au travail intensif de Maître Sylvestre, ils signent l’incorporation de la coopérative, Village Côte-des-Neiges.
Le 27 mai, la cause passe en appel devant la Commission des loyers. Les juges reconnaissent l’existence de la coopérative et reportent l’appel en alléguant que la preuve est incomplète. Le 5 juin, quelques heures à peine avant l’audition en appel, une entente survient entre la coopérative, la succession Côme Martel et Monsieur Blouin, entente impliquant la SCHL. Monsieur Blouin accepte de revendre les immeubles à la coopérative moyennant un profit de 30 000$. Madame Rhéaume et ses supporteurs peuvent enfin respirer. En août 1975, la coopérative Village Côte-des-Neiges devient la première coopérative à bénéficier des programmes sociaux de la S.C.H.L, selon la nouvelle loi de 1973. Si quinze personnes signèrent la déclaration d’association, devant l’insécurité que généra leur lutte, il ne restait plus que huit locataires lorsque la cause passa en appel devant la Régie du logement.
Le samedi 18 septembre 1975 une grande fête à laquelle sont conviées les organisations communautaires du quartier est organisée par le R.C.M. sur la rue Lacombe. En 1976, la Société d’architecture de Montréal décerne le prix orange à la coopérative d’habitation Village Côte-des-Neiges soulignant ainsi les mérites d’une action collective de type coopératif qui a permis de conserver une suite de maisons de briques rouges à toits plats et à escaliers extérieurs. Ces maisons sont les témoins d’une architecture typique des années 1910-1930 .
En 1979, la coopérative acquérait un autre immeuble de six logements. Micheline Rhéaume et Pierrette Trudel furent mandatées par le conseil d’administration pour signer le contrat avec la SCHL.
La réussite de ce projet coopératif d’achat/rénovation allait ouvrir les portes à un important mouvement de développement de projets coopératifs en habitation locative. D’innombrables bâtiments au Québec échappèrent à la démolition et un nouveau parc de logements locatifs à vocation sociale vit le jour.
Maître Sylvestre nous raconta, lors de notre échange au petit café, que Madame Rhéaume conduisait le bulldozer lors des travaux de rénovation. Si aujourd’hui, je peux entendre les rires des enfants qui jouent dans la grande cour, c’est à Madame Rhéaume que je le dois et à tous ceux qui l’ont soutenue dans sa lutte. C’est un héritage de taille qu’ils nous ont légué, un héritage dont nous avons non seulement le devoir mais aussi l’obligation de prendre grand soin.
21 mai 2019